Les enfants "de travers" - histoires courtes, Céline Citronrouge
Textes

Les enfants « de travers »

"Les enfants de travers" - histoires courtes, Céline Citronrouge

Les enfants « de travers » content les aventures d’une troupe d’enfants possédant, tous, une personnalité haute en couleurs et des caractéristiques physiques exceptionnelles. Les récits, sous forme de courtes histoires, prennent place en Occident, au début du XXème siècle, entre fidélité historique et partis pris fictifs délibérés.

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Personnages principaux :

Margotine
▪ 10 ans
▪ cousine de Pinson & Miéline
▪ mademoiselle « je sais tout »
▪ fente labiale partielle

Miéline
▪ 8 ans
▪ soeur de Pinson
▪ petit tyran 
▪ jumelle conjointe 

Pinson
▪ 8 ans
▪ soeur de Miéline
▪ douce rêveuse
▪ jumelle conjointe

 Éponime
▪ 8 ans
▪ voisine et amie de Miéline
▪ fascinée par la mort, en perpétuelle déprime
▪ albinos, a un hachoir de cuisine planté dans le crâne

 Bérengère « dents de fer »
▪ 10 ans et demi
▪ voisine et petite main de Margotine
▪ tendre niaise, fait tout ce qu’on lui dit sans sourciller 
▪ porte un headgear, a un cheveux sur la langue

 Césario
▪ 10 ans
▪ cousin de Bérengère et seul garçon de la troupe
▪ dandy esthète, casanova des réunions et jeux d’enfants 
▪ hyper-flexible, contorsionniste né

Mélopée
▪ 12 ans
▪ participe aux mêmes cours de danse que Margotine et Bérengère
▪ brindille passionnée de ballet et musique 
▪ jeune fille sans bras, taille fil de fer. Joue du piano avec les pieds

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Personnages secondaires :

Henriette « tête de chouette »
▪ préceptrice binoclarde

Monsieur Snort
▪ escagort d’Éponyme, souffre de crises d’éternuements répétitives 

Josépine
▪ plante carnivore de Miéline

La béquille
▪ chat à trois pattes de Margotine.

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Histoires courtes

Le fer à repasser

Margotine se devait de toujours avoir le dernier mot. Que ses propos soient erronés ou non, là n’était pas la question, Margotine annonçait et les choses devaient s’entendre précisément de cette manière. Gare à celui qui prétendait le contraire : il prenait cher en représailles. Qui aurait pensé que la petite fille s’effacerait derrière un physique inattendu, noyé de dentelles et rubans, au milieu duquel trônait une fente labiale partielle communément appelée bec de lièvre ? Au contraire, la coquette, dotée d’un fort tempérament, était aussi entêtée que sa diablesse de cousine et ne fléchissait jamais. 

Sa mère l’avait éduqué «à la dure» ; ne jamais plier le dos, prendre sur soit, rester forte en toutes circonstances et… soigner ses toilettes. Telles étaient les consignes quotidiennement prodiguées que Margotine s’évertuait de son mieux, à mettre en pratique. 

Un après-midi qu’une des employées de maison attitrée aux corvées de linge s’apprêtait à repasser robes, jupons et culottes longues, Margotine, soudainement fort intriguée par le fer à repasser à charbon, ne cessait de tourner autour, tandis que la jeune femme soignait ses gestes pour faire mourir le pli sans brûler les dentelles de madame.

Et pourquoi repassait-on le linge ? Et comment cela fonctionnait-il ? Très, trop curieuse, la petite fille ne manquait jamais une occasion de s’instruire sur tout et rien, persuadée de pouvoir conserver ainsi son statut de mademoiselle je sais tout. 

N’osant pas la chasser pour besogner en paix, la domestique s’efforçait de répondre aux questions, et sans remarquer l’embarras et la gêne qu’elle provoquait, Margotine, perdue dans ses réflexions, posait inopinément tantôt un coude, tantôt une main sur le coin de la table. 

Ça ne va pas y échapper ! Se dit la jeune femme. 

Et le manège se prolongeait ; un nez posé de ci, un doigt pointé vers l’avant de là. Et comment chauffait-on le fer ? Quelle température devait-il avoir ? 

– Assurément aussi brûlant que l’enfer ! Lui répondit fermement la jeune femme, voyant ici une occasion de l’effrayer et de se débarrasser de l’enfant. 

Rien n’y fit. Sentant un malheur approcher à grands pas, l’employée alla finalement trouver la gouvernante, pour lui prier d’éloigner la petite intruse. À peine avait-elle quitté son poste et tourné les talons, que Margotine grimpait déjà sur une chaise. 

– Aussi brûlant que l’enfer… Me prendrait-elle pour une gourde ? Si le tissu peut résister, cela ne doit pas être si chaud. Et sans hésiter plus longuement, la fillette plaqua le bout ses doigts sur la semelle fumante du fer. 

Un cri strident de surprise et de douleur ne se fit pas attendre et vint froidement fendre l’air jusqu’aux pièces avoisinantes. Madame arriva en trombe pour interrompre la scène d’horreur alors que les larmes coulaient déjà généreusement sur les joues de la gamine. 

– Mais quel diable t’a mis en tête une idée aussi saugrenue ? Ma fille, tu fais parfois preuve d’une bêtise effarante ! Et par tous les saints, où se trouve la sotte qui a laissé ce fer chaud à portée d’une enfant ? J’attends des explications ! Gronda-t-elle furieusement, tandis que dans les couloirs, derrière, on accourait pour constater et se confondre en excuses d’une telle étourderie et négligence.


Les vacances en famille

Alors que résonnait au loin la vieille horloge du salon, les soeurs siamoises arpentaient le jardin de leur tante, à la recherche, pour l’une, de baies aux saveurs sucrées, pour l’autre, d’animaux à torturer.

Pendant que Pinson plongeait son nez dans les cœurs parfumés des roses fraîchement écloses et entassait groseilles et myrtilles au fond de son panier, Miéline prenait plaisir à écraser tantôt fourmis tantôt escargots et limaces qui eurent le malheur de croiser son chemin.

– Je suis votre créateur. Implorez-moi, misérables vermines ! Vociférait-elle à pleine gorge en frappant violemment le sol de sa bottine à talon.
– Arrêtes ! C’est cruel ce que tu fais là !
– Pourquoi ? Ces animaux sont répugnants et inutiles. Ils ne méritent pas de vivre ! Lui rétorqua-t-elle repoussant le bras de sa jumelle qui tentait par tous les moyens de lui obstruer la vue.

Après un goûter gourmand et une sieste salutaire, les jumelles n’attendaient plus qu’une chose ; le retour de leur cher et tendre père qu’elles affectionnaient par-dessus tout.

Sans jamais bien comprendre par quel procédé miraculeux il guérissait parfois des patients atteints d’affections et troubles rares, les petites siamoises voyaient en lui un véritable héros, pourfendeur des injustices naturelles et sauveur d’âmes en peine. Et ce père tant vénéré savait à son tour déborder de tendresse et d’attention pour ses petits trésors comme il aimait les appeler ; comportement que sa sœur désapprouvait fortement.

– Tu les gâtes trop et ce n’est pas là leur rendre service ! Crois-tu que j’agis de la sorte avec ma fille ? Et vois comme pour son âge elle est déjà forte et mâture. Assurément c’est ainsi qu’il faut les éduquer.
– Je me sais un peu trop généreux, il est vrai. Mais elles n’ont déjà plus de mère.

A la vue de leur père déambulant dans le grand hall d’entrée et ôtant son chapeau, les deux fillettes ne purent retenir un long et jovial «Daddyyyyyyy !» en se précipitant joyeusement dans sa direction. 

Heureux de retrouver ses filles chéries qu’il n’avait pas vues depuis plusieurs jours, Il les serra bien fort dans ses bras et couvrit leurs délicates joues roses de baisers avant de leur offrir à chacune une belle boîte en papier bleu orné d’un libellé Bonbons fins doré. 

– As-tu sauvé des gens aujourd’hui ?
– Hélàs. Certains sont parfois trop égarés pour pouvoir être apaisés.
– Oh ne sois pas triste Daddy, tu en sauveras d’autres demain. 

Leur naïveté était touchante. Il leur adressa un sourire généreux avant de leur rappeler, en les trémoussant gaiement, que leurs affaires personnelles devaient être prêtes. Les vacances touchant à leur fin et leur précepteur attendant d’un pied ferme leur présence dès le lendemain, il était prévu qu’après le repas ils reprennent, ensembles, la route pour la capitale. 

Mais le souper sembla durer une éternité et fut d’un tel ennui que Miéline en baillait presque sans retenue. Un bras nonchalamment accoudé à la table, son doigt se promenait parmi les motifs fleuris de la nappe, cherchant désespérément une façon de se divertir pour ne pas céder à l’appel du sommeil qui pointait doucement. Pinson, quant à elle, semblait rêver les yeux ouverts. 

– Vite vite vite ! Lâcha-t-elle subitement, ne se contenant plus.
– Hé bien jeune fille, en voilà des manières ! Dois-je comprendre que vous n’avez pas apprécié votre séjour parmi nous ? Et ôtez moi ce coude, ce n’est pas ainsi que l’on se tient à table lorsqu’on est une jeune fille bien élevée !
– Oh si ma tante, c’est toujours un bonheur pour nous que d’être ici, à vos côtés. Répliqua malicieusement l’effrontée, tout sourire aux lèvres.

L’hôtesse sentit bien là une pointe d’ironie mais ne répondit guère à la provocation, estimant qu’il n’était pas nécessaire de faire des histoires à quelques heures seulement de leur départ. Miéline se rapprochant de sa sœur, lui murmura tout bas : 

– Comme je m’ennuie !
– Et moi donc !
– Et comme il me tarde de rentrer chez nous !
– Et moi donc !
– Et comme la nourriture est lourde et indigeste !
– Et comment !
– Et comme Margotine est agaçante avec ses non pas comme ceci mais comme cela, c’est de cette manière qu’il faut faire…
– Et comment !
– Ha ! Mais vas-tu arrêter d’approuver bêtement ce que je dis ! Maronna-t-elle en lui pinçant le bras.
– Aiiiee ! Gémit-elle sous la douleur.
– Assez de plaintes et de jérémiades mesdemoiselles ! Sachez-vous tenir correctement ! Enjoigna la tante, cognant d’un poing ferme le bord de la table.

Sous le ton menaçant et le regard indigné de la maîtresse de maison, Pinson et Miéline se redressèrent et prirent leur mal en patience tandis que le père peinait à réfréner un rire à demi étouffé et que Margotine, leur cousine, leur adressait une rapide langue moqueuse.

– Bien fait ! Leur envoya-t-elle en chuchotant.

Ce à quoi Miéline répliqua par une grimace atroce avant de croiser à nouveau le regard bouillonnant de sa tante dont la patience s’étiolait sérieusement face aux caprices de ses nièces. 

L’odeur du dessert, qui s’annonçait savoureux, imprégna progressivement l’air de la salle à manger et les petites filles en profitèrent pour demander poliment à quitter la table, prétextant chacune un estomac déjà bien rempli. A peine avaient elles laissé derrière elles les bruits de couverts et d’assiettes qu’on échangeait, pour rejoindre le petit salon que les querelles reprirent bon train. 

– Puisque je te dis que si !
– Et moi je te dis que non !
– Si si si !
– Non non non !
– Et comment pourrais-tu le savoir ? Tu n’y connais rien ! Surenchérit Miéline levant le bras au ciel.
– Je le sais toujours mieux que toi, te dis-je ! 

Observant sa jumelle et sa cousine se chamailler et comme égarée au milieu d’une énigme qui semblait échapper à toute compréhension, Pinson lança cette judicieuse question qui mit un terme au différent : 

– Mais à quel sujet vous disputez-vous ?

Les deux fillettes se regardèrent un peu ahuries, cherchant en effet le sujet de leur discorde. Pourtant l’instant suivant, les yeux de Miéline se plissèrent, son sourire se fit large et mauvais tandis que sa main glissait au fond de sa poche. Margotine, sentant la mauvaise farce arriver, recula avec prudence et entraperçut furtivement l’immonde créature velue à huit pattes que la chipie en sortit pour la glisser rapidement entre ses jupons. Horrifiée, se tortillant tel un vers, elle hurlait d’effroi pendant que Miéline riait aux éclats et n’avait de cesse de lui répéter, en la pointant du doigt : 

– Vilain lièvre ! Vilain lièvre ! Vilain lièvre !

Pinson qui n’eut pas le temps d’entrevoir la scène cherchait pour quelle raison sa cousine gesticulait aussi ridiculement au milieu de la pièce. Alertés par les cris, le père des siamoises et la tante les rejoignirent en hâte. 

– Margotine, cesses immédiatement ces enfantillages !
– Miéline m’a jeté une araignée, je la sens me chatouiller quelque part sous ma robe. Aidez-moi s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît ! Implora l’enfant en braillant comme un âne.

Daddy lança un regard sombre et accusateur en direction de sa fille, mais cette dernière leva les yeux au ciel accompagné d’un haussement d’épaule qui semblait vouloir dire La menteuse !

La robe fut retirée, l’araignée jamais débusquée. Le mystère irrésolu, décision fut prise d’en rester là. Il était temps pour tous de retrouver leur quotidien habituel. Et pendant que les mains adressaient des signes d’adieux de parts et d’autres, Margotine, la larme à l’œil après cet instant de frayeur, chercha réconfort en se blottissant contre sa mère. 

– Je vous assure, mère, qu’elle m’a bel et bien jeté cette affreuse bestiole.
– Je te crois. Cette enfant est un véritable démon. Enfin, nous sommes tranquilles jusqu’aux prochaines vacances et je saurais bien dresser ce petit monstre la prochaine fois.


Un hachoir dans la tête

Pieds nus, fagotée de culottes bouffantes tombantes ou de robes haillons trop grandes, Éponime refusait les froufrous, les jupons et les souliers vernis qui convenaient à son rang. Trop de surfait et de cérémonial face à l’essentialisme de la vie. Pensait-elle.

Depuis son accident, l’année précédente, Éponime avait l’obsession des expériences aux frontières de la mort, qu’elle étudiait sur des cobayes collectés à cet effet. La fillette, née avec un mal inconnu, mêlant bourdonnements incessants et terribles maux de tête, s’était, dans un mouvement de folie, planté un hachoir de cuisine dans le crâne, espérant mettre, une fois pour toute, fin à ses souffrances. Par on ne sait quel miracle, Éponime avait survécu, mais le hachoir ne devrait jamais être retiré sous peine d’une mort imminente. 

On fixa ce dernier solidement pour qu’elle puisse rester libre de ses mouvements. Toutefois son acte n’avait pas été sans conséquence ; l’instrument avait tranché net dans le centre des émotions, causant des dégâts irréparables qui ne lui octroyaient plus, désormais, que la possibilité de demeurer perpétuellement déprimée.

Dès lors, l’enfant voulut tout connaître du grand voyage. Échappant à la vigilance des adultes, cachée dans les sous-bois de la résidence principale, Éponime partait en quête d’insectes pour de nouvelles expérimentations ; chasse qu’elle pratiquait occasionnellement avec son amie Miéline – au grand dam de Pinson qui n’avait que dégoût pour cela. La petite fille aux allures de sauvageonne, s’enfermait ensuite de longues heures durant, dans un laboratoire secret improvisé ou elle pratiquait toutes sortes de rituels scientifiques dont elle notait rigoureusement, dans un carnet, les procédés et résultats. Même les peluches n’échappaient pas aux dissections, terminant la majeure partie du temps, éventrées, évidées et disséminées çà et là en petits morceaux.


De nouveaux voisins

L’histoire commence un jeudi matin, très tôt, dès les premiers chants du coq. Margotine déjà levée et plongée en pleine séance d’étirements est soudainement attirée à la fenêtre par des râles d’hommes accaparés à décharger de lourdes malles.

– On dirait bien que nous allons avoir de nouveaux voisins La béquille ! J’espère qu’il y aura des enfants. Comme se serait formidable d’avoir de nouveaux camarades de jeu plutôt que toujours devoir supporter Anna. Elle est si molle et a si peu d’imagination. M’enfin, faute de mieux, elle sait dépanner.   

La béquille était le nom que portait le chat de Margotine, malencontreuse victime d’un accident de carriole des enfants du village d’à côté, qui l’avait privé d’une patte arrière et d’une partie de sa queue. Après avoir englouti des sommes colossales en soins, il trouva refuge chez la fillette qui avait obtenu l’accord de sa mère par usure. Le poil clairsemé et la pointe des oreilles dentelées, il n’aurait certes pas gagné un concours de beauté mais c’était un compagnon loyal qui veillait assidûment sur sa petite protectrice.

– Vite ! Hâtons-nous de finir nos exercices du matin ! Un, deux, haut les bras ! On respire… Deux petits sots ! On respire…

Un déjeuner vite englouti et une toilette scrupuleusement effectuée, elle choisit avec soin chaque élément de sa tenue. Il s’agissait de faire bonne impression et de se montrer sous son meilleur jour.

– Ruban dans les cheveux, fait ! Col brodé, bien replié ! Robe à smock sauge et manteau en velours de soie vert d’eau, parfaitement lissés ! Et… mes nouveaux souliers vernis, présents !

À peine sa mère l’eut réclamé qu’elle accouru à grandes enjambées, cachant difficilement des trépignements d’impatience et d’excitation.

– Notre cuisinière et notre jardinier ont préparé un beau panier de fleurs, fruits et biscuits. Allons leur souhaiter la bienvenue. Et sache te contenir ma fille ! Je veux que tu sois exemplaire sinon c’est la punition qui t’attend à notre retour.
– Oui mère !

Les maîtresses de maison se saluèrent cordialement. On prit le thé sur la terrasse attelant au salon, en expliquant longuement les raisons de ce remue-ménage. L’aînée venait de se marier, la cadette, bien plus jeune, nécessitait un traitement médical spécifique. Toute la maisonnée s’était déplacée pour se rapprocher du cabinet d’un éminent dentiste réputé pour son travail d’orfèvre et de haute qualité.

Margotine, dont l’enthousiasme s’effilochait à mesure que l’interminable logorrhée se poursuivait, songeait au temps perdu qu’il aurait mieux valu pour elle consacrer à des activités plus stimulantes, quand elle aperçut venant du fond du jardin, de soyeuses vagues blondes coulant de chaque côté d’un visage rosé sur lequel se dessinaient de pétillants yeux clairs mais surtout, un bien curieux appareil. Deux arcs métalliques en demi-lune étaient attachés à une série de bagues fixées aux dents, le premier chevauchant la mâchoire du haut, le second la mâchoire du bas, prolongés en leurs extrémités par deux longues tiges telles deux pattes d’araignées, rejoignant un jeu de sangles en cuir logées à l’arrière de la tête. L’instrument d’apparence barbare avait de quoi susciter stupéfaction et effroi pour qui n’était pas coutumier.

– Rassurez-vous, c’est plus encombrant que douloureux mais c’est le prix à payer pour un joli sourire.

Les présentations faites, les gamines invitées à faire plus ample connaissance prirent congé auprès des adultes pour déambuler joyeusement parmi les massifs fleuris et les arbres du verger.  

– Pour de vrai, cela ne te fait pas mal, dis ?
– Non, barbant. Purées, soupes, quinze jours. Lui répondit la blondinette, un rictus de dégoût à peine masqué. Ensuite, retrait repas seulement.

Ne pouvant complètement fermer la bouche, l’enfant avait toutes les difficultés du monde à s’exprimer. Sa mère avait insisté sur l’utilité de cours d’élocution. À quoi cela servirait-il que le sourire soit joli si les mots qui en sortaient se révélaient tordus. Bérengère haïssait ces séances d’articulation qui réclamaient patience et sang-froid, tout ça pour lui triturer et endolorir tout le bas du visage. Dès lors que sa mère avait le dos tourné, elle allait au plus bref et n’énonçait que le strict minimum pour se faire comprendre.

– La plaie ! Tu n’es pas arrangée avec ce machin sur la tête. Soyons amies. Cela te fera oublier tes soucis.
– Oui ! Acquiesça-t-elle en secouant frénétiquement la tête, provoquant un raz de marée parmi ses généreuses anglaises couleur blé.
– Et comme tu ne sais pas parler, je serais la cheffe. Toi, tu n’aurais qu’à hocher la tête.

Bérengère l’observa avec curiosité, aussi épatée qu’émerveillée par l’audace et l’aplomb de sa nouvelle voisine et camarade.


Col blanc et chaussons de danse

Son nom seul le prédestinait à une vie remarquable, entouré depuis sa naissance, d’un harem de femmes aux petits soins le chérissant et le couvrant sans cesse d’affection, en prince unique et incontestable de la maison. Séducteur et centre de toutes les attentions, son élégance et sa galanterie excessive charmaient et ravissaient toute âme féminine gravitant à ses côtés, quelque fut leur rang, quelque fut leur âge.

Césario était le cousin germain de Bérengère. Ils avaient grandi ensembles, partagé leurs premiers pas et leurs premiers mots tels deux véritables jumeaux. Une seule visite à son amie de toujours dans sa nouvelle demeure, avait suffi à capturer le cœur de Margotine. Mais le très jeune dandy n’avait d’yeux que pour l’étonnante et fascinante Mélopée, brindille filiforme que les deux fillettes retrouvaient à leur cours de danse classique hebdomadaire. Sa légèreté, sa façon de se mouvoir dans les airs lorsqu’elle dansait, lui conféraient des airs de phasmes et autres créatures presque surnaturelles. Sa taille si exagérément fine donnait l’impression de pouvoir se briser à chaque instant. Et si la jeune fille était née dépourvu de bras, elle n’en jouait pas moins habilement bien du piano avec les pieds. L’objet avait été confié aux meilleurs ingénieurs et fabricants afin d’être réalisé sur mesure pour palier à son handicap. Né avec le don d’une grande souplesse et dextérité, il voyait en elle une forme d’accomplissement à atteindre. À contrario, le jeune garçon était rebuté par l’énigmatique et sombre Éponime, qu’il comparait volontiers à un fantôme. Pour être aussi pâle et constamment couverte de terre il faut qu’elle soit morte ! Et rechignait, les vacances venant, à accompagner Bérengère chez les cousines de Margotine, bien qu’il manifestait une tendre affection pour la délicate Pinson.

Mélopée, passionnée de musique, vouait quant à elle l’intégralité de son temps au ballet et à son fidèle allié et confident ; le piano. Rien d’autre ne comptait, rien d’autre n’importait.


Josépine, une classification controversée

La béquille, chat à trois pattes, n’était pas le seul compagnon insolite et inattendu de la petite troupe. C’était sans compter Monsieur Snort, l’escargot d’Éponime, rescapé de ses expériences funèbres et souffrant de crises d’éternuements chroniques et Josépine, une Dionaea Muscipula Shark Teeth, plante carnivore que Miéline entretenait en mettant beaucoup de cœur à l’ouvrage.

– Tu ne peux pas dire que c’est ton animal de compagnie, c’est une plante ! Insista Margotine.
– Et pourquoi pas ?! Je fais bien ce que je veux madame mêle-tout ! Lui rétorqua Miéline.
– Un escargot passe encore, mais une fleur…n’importe quoi.

Les deux petites filles, bras croisés, sourcils froncés, restaient fermement campées sur leur position, l’une ne cédant aux arguments de l’autre.

– Une plante c’est une plante et un animal, un animal. S’il existe deux termes c’est bien qu’ils désignent deux choses différentes.

Miéline serra fort le poing pour contenir son agacement et se reteint tant qu’elle pu de ne pas envoyer valdinguer son pied dans le tibia de sa rivale. Elle savait que ce geste spontané lui coûterait cher en représailles de la part de sa tante.

– Je dirais que c’est mon animal de compagnie si j’en ai envie.

Et mimant des situations de tous les jours, elle se lança dans un jeu de questions-réponses improvisé avec des passants imaginaires :
– Quel ravissant petit animal avez-vous là, mademoiselle ? C’est Josépine ma Dionée dents de requin. Vraiment ? Voilà une créature admirable. Tu ne trouves pas l’ami ? Pour sûr, je n’ai jamais vu d’animal aussi extraordinaire. Oui elle est très belle, n’est-ce pas ? C’est Daddy qui me l’a rapporté de voyage.
– Ri-di-cu-le !
– Rahhhh ! Grommela Miéline.

N’y tenant plus, elle se jeta sur son ennemie pour lui saisir les cheveux et les tirer en tous sens.

– Vas-tu donc me ficher la paix, oui ?!

L’index posé sur la bouche et les yeux au ciel, Pinson cherchait un moyen de réconcilier les deux fortes têtes. Éponime et Bérengère préférèrent se tenir à distance et Césario, une fois de plus éberlué par ce qu’il voyait, n’eut qu’une envie ; fuir cette conversion grotesque le plus rapidement possible.

– Miéline n’a pas totalement tort. Une fleur se nourrit de beaucoup d’éléments mais on ne les a jamais vu dévorer d’animaux. Affirma Pinson.

Saisies, les deux querelleuses mirent en pause leur altercation, sans toutefois se détacher l’une de l’autre, prête à bondir de nouveau pour s’attribuer réciproquement les pires misères.

– D’un autre côté, on ne peut pas nier que Josépine ressemble à s’y méprendre à une plante. Pour preuve ; ceci est une tige et ceux-là sont des feuilles. Et puis, elle vit en terre et en pot.

Curieuses de connaître la conclusion que Pinson s’apprêtait à rendre, elles lui prêtèrent toutes deux une oreille alerte.

– Et bien nous dirons que c’est… une aniplante. Voilà tout ! Annonça-t-elle vivement, ravie de sa trouvaille.

Quelques secondes de réflexion plus tard, Éponime et Bérengère, applaudissant chaudement, approuvèrent ce choix judicieux. Miéline y trouva satisfaction. Seule Margotine manifestait encore quelques réticences.

– Tu ne peux pas inventer des mots sous prétexte que cela t’arrange.
– Et pourquoi pas ? Darwin lui-même était le premier à admettre que tout restait à découvrir. Je me souviens fort bien des cours de notre précepteur.

Margotine en resta muette. Voilà un sujet qu’elle connaissait mal et qu’elle n’avait pas encore étudié avec Henriette tête de chouette. Impossible donc de réfuter ce qu’elle ignorait. Elle du se résoudre et soupira en tournant la tête en signe d’abandon, plus que jamais motivée à en apprendre davantage une fois de retour à la maison. La prochaine fois elle trouverait bien de quoi clouer le bec à cette pimbêche de Miéline.


Libérons Potimarron !

Noël imminent, l’on s’apprêtait à se réunir le temps d’un week-end pour festoyer ensembles, sans grand enthousiasme pour certains, ceci-dit.

– Daddy, faut-il vraiment y aller ? Jérémia Miéline, sautillant sur place.
– Et bien il faut respecter et perpétuer les traditions ; passer du temps avec ses proches et partager de bons petits plats. C’est important.
– Et se coltiner les interminables chants de Margotine, les recommandations à n’en plus finir de tantine et les mêmes anecdotes, que chaque année passée, d’oncle Gustave. La barbe !
– Allons Miéline, ne se sont que deux petits jours. Ce n’est pas grand-chose en comparaison de la joie que cela peut apporter à chacun.

Daddy prit sur lui, car s’il appréciait passer du temps en famille, en son for intérieur, l’idée de devoir lutter contre une sieste digestive pendant que sa nièce récitait à n’en plus finir les chants de Noël, et autres simagrées de circonstance, ne l’exaltait guère. Et c’est que la gosse savait donner de la voix sans pour autant avoir toujours le ton juste. Loin d’une sinécure pour les oreilles sensibles donc.

Quelques heures plus tard, lorsque tous furent arrivés et que les gamines, chaudement vêtues, profitaient d’une ballade en extérieur, baignée par les derniers rayons du soleil :
– Oh comme il est beau ! S’extasia Pinson, devant un clapier improvisé où somnolait un grand et dodu lapin roux aux longues oreilles blanches.
– N’est-ce pas ? C’est Potimarron. Et ce sera notre souper ! Annonça fièrement Margotine avant de s’étonner de la moue horrifiée et déconfite qu’affichait alors sa cousine.
– Notre souper ?! Oh non quelle horreur ! Je ne veux pas !
– Et d’où crois-tu qu’ils viennent ces lapins que tu manges ?
– C’est sûr. Mais le voir vivant avant change la donne. L’idée ne m’emballe pas plus que ça non plus. Ajouta Miéline, en soutient à sa jumelle dont le visage perdait progressivement toute couleur.
– Humm il faut reconnaître qu’il n’est pas très chanceux. Je l’aimais bien moi ce gros pinpin. C’est madame Bigornot, au bout de la rue, qui nous l’a offert pour les fêtes. Cela fait des années que je lui rends visite et lui donne des morceaux de fruits quand nous allons cueillir des cerises et toutes sortes de baies, mûres, framboises, dans son jardin.

Le repas du réveillon de Noël prenait soudainement des allures de tragédie au destin brisé.

– Mais que faire ? S’interrogea Margotine.
– Ouvrir la cage et prétexter une fugue. Suggéra Miéline, un rictus moqueur s’affichant fugacement sur ses lèvres à la seule pensée que cela puisse embarrasser sa tante.
– Tu es folle ! Nous serons découvertes et punies. Et peut-être même qu’on nous privera de cadeaux. Ah ça non. Je ne veux pas !
– Mais qui le saura ? Le jardinier aura mal refermé la cage et Potimarron en aura profité. Voilà tout.
– Il faudra mentir à… Mère. Je n’y arriverais pas. Elle le saura. Elle le découvre toujours. Se lamenta Margotine.
– Et bien qu’ils me retirent mes présents. Je m’en moque ! Surenchérit Pinson à la grande surprise de sa sœur et cousine qui ne la voyaient que très rarement faire preuve de tant de fermeté.
– Bah ! fit Miéline, haussant les épaules en signe de résignation et toujours partante pour les entourloupes.

Un coup d’œil furtif aux alentours pour s’assurer que le jardinier ne se trouvait pas dans les parages et le méfait fut commis ; Miéline ouvrit rapidement l’entrée du clapier pour que l’animal puisse s’en échapper. Seulement, coutumier aux cages depuis sa naissance, le lapin resta immobile et ne sembla guère manifester un quelconque intérêt à l’entreprise. Pinson, tracassée, tenta bien de l’appâter avec quelques bonbons oubliés au fond d’une poche, mais là encore, rien n’y fit.

– Tant pis. Nous aurons essayé. En conclut Margotine, que cela arrangeait bien.
– Certainement pas ! Protesta Pinson. S’agenouillant, elle agrippa le lapin pour l’attirer hors du clapier, avec l’aide de sa jumelle.
– Aie aie aie ! Il va nous arriver des misères. C’est certain. Allons dépêchons !
– Tu es marrante. Ronchonna Miéline. C’est qu’il pèse lourd !

Apercevant brusquement la silhouette de la cheffe de famille qui se dessinait au loin, Margotine pris sur elle de venir à sa rencontre.

– Renégate ! Pesta Miéline, persuadée qu’elle ne vende la mèche pour s’en tirer à moindre coût.

Mais loin de dénoncer l’acte de rébellion qui se tenait à quelques centaines de mètres, elle se mit à sauter et tournoyer dans tous les sens pour accaparer pleinement l’attention de la matrone.

– Par tous les saints, que fais-tu ?
– Mes échauffements, mère.
– N’es-tu pas trop grande pour ces sottises ?
– Depuis que le médecin m’a dit qu’il était important de prendre soin de sa santé, je les pratique avec assiduité. Et pas de relâchement pendant les fêtes. Aucune excuse ne peut être tolérée !

Mère sembla agréablement surprise par l’initiative de sa fille, qu’elle jugea finalement plus mature qu’elle ne l’imaginait, à sa grande satisfaction.

– Puisque tu es dehors et bien couverte, vas donc me cueillir quelques fleurs pour égayer notre table de ce soir. Et prends soin de ne pas te blesser.
– Avec plaisir. Gardenias, iris, hellébores ?
– Peu importe, choisis les plus belles.
– Une couleur en particulier ?
– Allons bon. Dois-je le faire moi-même ?!

Tandis que Pinson annonçait d’un pouce levé, le succès de leur mission, Margotine saisit les ciseaux et lui assura qu’elle pouvait s’en charger.

– Je m’en occupe de suite !

Seulement, Potimarron n’était pas encore sauvé. Il sautillait dans la plus grande insouciance, un bon à gauche, puis à droite, grignotant une feuille au passage.

– Ma parole. Faut-il qu’il soit courge pour ne pas comprendre à ce point. Vite, faites le fuir ou nous sommes cuites ! Geignis l’aînée.

Pendant qu’elle s’attelait à la confection du futur bouquet, les cadettes soulevèrent à nouveau le lapin pour l’emmener discrètement vers la haie.

– Nous serons chanceuses si personne ne nous voit. Commença à s’inquiéter Miéline.
– Ho, je suis sûre au contraire, qu’ils sont tous bien occupés.
– C’est la première fois que je te vois faire une « bêtise ».
– Je n’aurais jamais pu le manger. Quelle triste fin. J’en aurais même pleuré toute la soirée.
– De toutes façons, cela aurait été difficile pour moi aussi.
– Hop, un dernier effort pour le soulever par-dessus la clôture et se sera bon. Te voilà libre maintenant. Dit Pinson, adressant un adieu de la main à l’animal qui disparut rapidement dans les bosquets à proximité.

Le détenu libéré, les fleurs coupées, les fillettes s’apprêtèrent à rentrer pour profiter du feu de cheminée.

– Il s’agit maintenant de ne pas faire de bourde. Gare à vous ! Menaça Margotine, pointes des ciseaux tendues vers les jumelles. Cette fois vous n’échapperez pas à la punition si vous ne savez pas tenir votre langue.
– Pff ! Soupira Miéline, laissant sous-entendre que le risque ne viendrait pas de leur côté. 

L’heure suivante, à la préparation du plat principal, le drame fut révélé. Le jardinier, plus que confus pour sa supposée étourderie, s’excusa avec toute l’humilité et sincérité possibles.

– Ma foi, nous pourrons toujours manger les décorations ! S’esclaffa oncle Gustave, préférant s’amuser de la mésaventure tandis que sa femme faisait son possible pour contenir sa colère et trouver une solution dans l’urgence de la situation.

Daddy craignant des représailles à l’encontre du pauvre homme, lui apporta son soutient, comme il put :

– Il serait vraiment malvenu de faire preuve de courroux et d’emportement à ce moment de l’année. Après tout c’est Noël. Oui, nous mangerons les pruneaux ! Paracheva-t-il, riant de bon cœur.


Les malheurs d’une reine

Le 6 janvier, il était de coutume de célébrer le jour des rois en dégustant une galette à pâte feuilletée, dorée et fourrée de crème d’amandes. Pour Bérengère cet événement à venir, libérait par avance, des parfums doux et sucrés ; on l’autoriserait exceptionnellement à goûter au gâteau, en gardant toutefois son appareil du diable, dont le dentiste avait à nouveau prescrit un port obligatoire et permanent, repas compris. Les soupes et purées avaient fait leur retour au menu quotidien, au grand dam de l’enfant. Il faudrait certes avaler de petites bouchées et mâcher longuement mais la contrainte s’avérait minime en comparaison du délice promis. Une semaine que la fillette en rêvait et exprimait son impatience auprès de son cousin et confident qui se réjouissait, pour elle, de ce petit plaisir auquel elle n’aurait pas à renoncer.

L’heure de la dégustation venue, Césario, plus jeune membre de la famille, se glissa sous la table pour désigner les parts.

– Celle-ci sera pour vous ma tante, qui nous accueille si gentiment. Et cette seconde pour ma chère mère adorée bien sûr. Les ladies d’abord. Messieurs vous ne m’en tiendrez pas rigueur. Discourait le chérubin de ses dames en prenant des airs de futur empereur. Cette troisième pour Amélia, qui nous manque terriblement depuis son mariage et cette quatrième pour Bérengère, que je devine bouillonner d’empressement.
– OUI ! Ne put retenir la demoiselle, suscitant douces railleries parmi les convives. Un cri euphorique de courte durée, néanmoins, puisque le morceau de gâteau fut soumis à un raccourcissement drastique pour ne laisser place, au final, qu’à deux malheureuses becquées.

Qu’importe. Il en faudrait plus pour mettre à mal l’enthousiasme de cette dernière après toutes ses journées de longue attente. Il s’agissait maintenant d’apprécier à sa juste valeur chaque cuillerée. La première fut une explosion de bonheur et un véritable festival de saveurs pour les papilles. Hummmm ! Ce que c’est bon ! Pensa-t-elle, passant une langue généreuse sur ses lèvres pour ne pas en perdre une miette. Elle fit tourner la crème d’amandes et mâcha de longues minutes pour respecter les consignes données, mais aussi pour profiter pleinement du ravissement gustatif que se révélait être la pâtisserie maison. A la seconde bouchée, consciente qu’on ne lui en accorderait pas davantage, elle ferma les yeux pour en décupler le plaisir, mâchouillant et marquant, à plusieurs reprises, de courtes pauses. Un vrai régal ! Indéniablement, elle câlinerait très fort ses parents en remerciement et manifesterait plus d’intérêt aux leçons d’élocution. Elle se le promettait car cela en valait la peine.

– Il semblerait que notre petite chérie savoure avec intensité ce moment. Se réjouit le père, ravit de constater sa fille ainsi heureuse.

La gamine hocha la tête et afficha un large sourire en témoin de sa joie et satisfaction.

Et puis brusquement, sans prévenir, une douleur, aiguë, terrible, comme celle d’une immense épine venue se loger dans la joue. Ce n’était point la fève en porcelaine que l’on aurait ajouté par inadvertance, la maîtresse de maison ayant pris soin de rappeler aux cuisinières qu’aucun risque ne devait être pris pour Bérengère et que la fève lui serait remise en surprise par la suite pour être désignée reine, mais une fine tige métallique, pas plus large qu’une aiguille, soudainement brisée quelque part dans cet amas de fer qu’était l’appareil dentaire. Il ne fallut à l’audience, que quelques secondes pour frissonner d’effroi au son des hurlements stridents de l’enfant. Et l’on devina vite ce qui pouvait en être la cause.

Amélia et Césario tentèrent, tant bien que mal, de calmer leur sœur et cousine tandis que parents et proches débattaient avec sérieux de la procédure à adopter pour ôter la tige sans blesser plus encore leur progéniture. Et ce fut toute une affaire. On tenta d’y remédier avec du matériel de couture, du petit outillage et enfin les doigts, doucement, puis plus vivement. En vain. En se cassant nette, la tige avait dévié de sa trajectoire et s’était trop profondément enfoncée dans la chair pour pouvoir l’en déloger facilement. La fillette, partagée entre horreur et souffrance, se tortillait comme un vers, gémissait, sanglotait.

– Qu’à cela ne tienne. Qu’on aille me chercher une pince coupante et qu’on en finisse. Je ne vois que cette solution-là ! Trancha le chef de famille.

Terrifiée, le souffle coupé, les yeux de Bérengère s’écarquillèrent si fort qu’ils lui donnèrent des airs de mort vivant. Elle profita d’un bref moment d’inattention de tous, à la sentence prononcée, pour se libérer de l’emprise des siens et courir à grandes enjambées, trouver refuge quelque part dans la maisonnée. Il fallut se livrer à un jeu de fouille pour la retrouver, une demi-heure plus tard, blottie au fond du dressing de sa mère, les yeux bouffis et rougis, la morve au nez.

Maintenue fermement, bouche grande ouverte, on y plongea la pince et l’on vint attaquer cette maudite tige qui ne céda pas rapidement pour autant.

– Décidément, c’est qu’elle est tenace !

Agacé, éreinté, le père choisit d’y aller sans retenue, secouant la pince, tirant, répétant inlassablement toute une série de mouvements peu rassurants. Et la scène prit des allures cauchemardesques ; certains détournèrent le regard, d’autres eurent un haut le cœur et l’on avait pris soin d’envoyer Césario en cuisine le temps de l’opération. Ce n’est que 12 très longues minutes plus tard qu’on put enfin, à force d’acharnement, en venir à bout. Les femmes prirent la relève pour éponger le sang qui coulait généreusement, soigner la plaie et cajoler l’enfant au bord de l’évanouissement. Rendez-vous serait pris dès le jour suivant pour remplacer l’instrument et dès lors, l’on respecterait à la lettre les mises en garde du praticien.

Il était certain que Bérengère se souviendrait longtemps du gâteau des rois.


Photos : archives
Montages : Céline Citronrouge

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